Le 8 juin 1765, Villefranche-de-Rouergue fut le théâtre d’une exécution ratée, d’une émeute populaire, d’une évasion réussie et d’un échec des autorités.
Il est des jours où rien ne se passe comme prévu, où un incident révèle et exacerbe des sensibilités collectives, où ceux qui n’auraient dû être que des spectateurs se muent en acteurs et défient les pouvoirs établis.
1) L’incident.
Tout semblait pourtant prêt, en ce 8 juin 1765, place du faubourg de Villeneuve, vers 19 heures : charpentiers et menuisiers avaient dressé l’échafaud et la potence, le bourreau allait accomplir son œuvre, tandis que s’avançaient vers lui les nommés Bordes et Nicolau, voleurs condamnés à mort, l’un par pendaison, l’autre par le supplice de la roue.
Venus en nombre, les Villefranchois attendaient, dans le calme, le moment fatidique, ces deux châtiments suprêmes par lesquels la justice royale allait réaffirmer les fondements de l’ordre social.
Bordes devait mourir le premier. Après quelques échanges avec le confesseur, l’exécuteur lui passa la corde autour du cou et le jeta vers le sol. Pourtant, ce ne fut pas un corps inerte et suspendu que contempla la foule, mais un homme à terre. La corde avait rompu, le rituel de la mise à mort s’était enrayé, à la grande stupeur de tous les présents. Le moment de la surprise passé, une partie des spectateurs se précipita vers le bourreau et le blessa gravement à coups de pierres, le contraignant à prendre la fuite.
2) L’évasion.
Bordes réussit à se relever : pour ceux qui lui vinrent en aide, aucun doute, l’échec de son exécution était un signe de la Providence, il devait vivre.
Ils allèrent vers lui, ôtant la corde autour de son cou, ainsi que celle liant ses mains et ses bras. Encore étourdi, le condamné titubait et ses maigres forces ne pouvaient lui permettre d’échapper aux valets de ville [1] et aux cavaliers de la maréchaussée. Ceux-ci comptaient bien s’emparer de sa personne, en vain : après le bourreau, ce fut en effet à leur tour d’être bombardés par la foule à coups de pierres, qui les obligea à reculer.
Cependant, le temps pressait, il était urgent de fuir, de quitter la scène du supplice, d’échapper au destin promis par la justice royale. Les anciens spectateurs devenus rebelles aidèrent Bordes à marcher, le portèrent et l’escortèrent à l’écart de la ville, par des chemins secondaires et escarpés.
Dans les semaines qui suivirent, le fugitif trouva refuge dans plusieurs villages situés dans les environs de la bastide, bénéficiant de l’hospitalité de plusieurs particuliers, au grand dam des autorités, incapables de le débusquer.
Nicolau, l’autre condamné à mort, n’échappa pas à son sort funeste. Son exécution fut néanmoins reportée, à cause de la destruction de la potence et de l’échafaud par une quinzaine d’émeutiers, qui jetèrent les débris dans la rivière.
3) La société contre l’Etat.
L’émeute survenue à Villefranche-de-Rouergue figure parmi la trentaine « d’émotions d’échafauds », relevées par les historiens de la France des XVIIe-XVIIIe siècles [2]. Dans la grande majorité des cas, les exécutions se déroulaient dans l’ordre et la résignation. Cependant, les désordres qui émaillèrent la soirée du 8 juin 1765 étaient le signe d’une mutation des sensibilités, d’exigences nouvelles, qui entrèrent en collision avec les institutions de la monarchie absolue.
D’autres incidents, survenus en Rouergue dans les années 1760, se firent en effet l’écho d’une mise en cause du châtiment suprême, d’un refus d’y être associé, même indirectement. Le 30 décembre 1764, à Rodez, le refus des artisans de construire un échafaud fut à l’origine de retards importants dans la mise à mort d’un condamné, tandis que la municipalité s’opposa à la présence de ses valets de ville lors de l’exécution, pour aider la maréchaussée à maintenir l’ordre.
Procureur du roi à Villefranche-de-Rouergue, Jean-Baptiste-François Lavergne, dans un mémoire adressé en 1766 à son ministre de tutelle, s’indignait des troubles de plus en plus fréquents émaillant le rituel macabre, déplorant « la desobeissance des charpentiers et autres ouvriers, qui refusent opiniatrement de construire les echafauds [3]». Le magistrat dénonça aussi avec vigueur les officiers municipaux, qui ne voulaient souvent pas contraindre les artisans à édifier la scène du supplice, de peur de s’attirer les reproches véhéments de la population.
Dans ce contexte, le bourreau fut l’objet d’une exclusion grandissante, à la mesure de l’horreur que sa fonction inspirait de plus en plus dans la société. A Rodez, son domicile fut ainsi incendié en 1765 et il est très significatif que l’une des insultes les plus courantes adressées aux personnels de la maréchaussée était d’être les « valets » de l’exécuteur suprême.
En permettant à un condamné à mort d’échapper à son destin, l’émeute populaire du 8 juin 1765 constitua un grave échec, tant pour la justice royale, dont le verdict fut bafoué, que pour les forces de police, qui ne retrouvèrent pas le fugitif, aidé dans sa fuite par une foule d’anonymes.
A la fin du mois d’août 1765, l’État réagit en publiant un monitoire [4]. Il s’agissait d’un commandement judiciaire, qui avait pour objet de forcer les témoins inconnus d’un crime à se manifester, sous peine d’excommunication.
A Villefranche-de-Rouergue et dans les paroisses environnantes, lors de trois dimanches consécutifs, les curés informèrent leurs ouailles de la publication de ce document, les exhortant à révéler tout ce qui pourrait aider à l’avancement de l’enquête. Cependant, les langues ne se délièrent pas : les paroissiens considérèrent sans doute que Dieu, en permettant à la corde de se rompre, n’avait pas encore décidé de rappeler à Lui ce Bordes, rescapé dont la trace se perdit et qui termina son existence on ne sait où, mais à l’abri des foudres de l’État.
Cet article a été rédigé par Mathieu Raynal, professeur agrégé d’histoire-géographie (collège de Pont-de-Salars), dont les recherches portent sur l’histoire de la maréchaussée en Rouergue au XVIIIe siècle.